Microfictions


L'appel de la faim

Presque midi. J'ai trop faim. C'est terrible. Je mangerais un os tellement j'ai faim. Mais je pense plutôt commander une salade de tomates et une entrecôte saignante avec des frites. Et en dessert, une pêche Melba, onctueuse, crémeuse et rafraîchissante. Je vais me régaler. Je termine rapidement de recoudre le cadavre, et je file. C'est ma troisième autopsie d'enfant de la matinée. Heureusement, celui-là est entier.


Bulletins

Quel rêve délicieux. Je remplissais les bulletins de mes élèves. Au lieu des traditionnelles appréciations, « peut mieux faire », « doit s'impliquer d'avantage », « doit maintenir ses efforts » très politiquement correctes, j'inscrivais vraiment, pour une fois, ce que je pensais. Un constat du vide ou du néant. « Deviendra sans nul doute un prix Nobel... ou pas », « doit arrêter de me zieuter le cul et d'avoir ce sourire niais quand je l'interroge », « le parfum de votre fashion de fille empeste et me donne la migraine, chose qu'elle n'aura jamais étant dépourvue de cervelle », « s'il mettait autant d'énergie dans ses études que d'application pour se coiffer, votre fils saurait lire », « haleine de poney, regard de bœuf, rire de hyène, votre fille me rappelle qu'il est possible d'avoir 30 millions d'amis », « doi arréT 2 rdre c 10cert en SMS ». C'est au moment où j'allais entamer ceux qui n'ont pas la moyenne que je me suis réveillé. Dommage.


Jeu d'amoureux

Texto à son petit-ami pour pimenter la relation. « Je te quitte. J'en aime un autre. Désolée, tu ne fais pas le poids. » Deux minutes plus tard, « je plaisantais mon cœur. C'est toi que j'aime. »
Réception du premier texto. Douleur écrasante. Il n'a pas la force de l'appeler. Des spasmes l'animent. Il se lève difficilement, se tient les genoux, ne peut faire face. Sa respiration est haletante, ses sanglots incontrôlables. Quelques pas et voilà. Le métro le déchiquette, son corps se divise en deux. Boucherie et affolement à la station Bonne Nouvelle. Son téléphone projeté vibre sous les cris. Trop tard. Suicide d'un garçon de dix ans. Simple comme un jeu d'enfant.


Compassion on-line

08:01 Accident grave de voyageur à Bonne Nouvelle en direction de Balard #Ligne8 #RATP
– Ligne 8 RATP (@Ligne8 RATP)

Bloqué #Ligne8. Ras le cul ! Y en a qui taffent merde !!!
– CyrilTR2 (@CyrilTR2)

Suicide #Ligne8… rien vu mais entendu le bruit… horrible… choquée :/
– Camylletta (@Camylletta)

Encore un connard d’égoïste sur la #Ligne8 ! Pouvait pas aller se suicider ailleurs ? Courage à ceux qui ramasseront les restes.
– Seb4244 (@Seb4244)

Bordel pas possible #Ligne8, de beaux pompiers sur place <3, calienteeee !
– JessycatsD (@JessycatsD)

C’est un enfant qui s’est jeté sous le métro de la #Ligne8… RIP petit ange :(
– Emile Gorgonzola (@EmileGorgonzola)

@EmileGorgonzola Qu’on retire les allocs aux parents ! Quand on a un enfant dépressif ou fana d’accrorail, on le surveille ^^
– DrTrolilol (@DrTrolilol)

@DrTrolilol Ta gueule baltringue, un peu de respect ça t’arracherait la gueule ?
– MaxouKea (@MaxouKea)

09:40 Le trafic reprend progressivement entre Bonne Nouvelle et Balard (accident grave de voyageur) #Ligne8 #RATP
– Ligne 8 RATP (@Ligne8 RATP)

@DrTrolilol Je suis la maman du petit Théo de la #Ligne8…vous me faites gerber… allez en enfer…
– Mirz750 (@Mirz750)

@Mirz750 Genre… Si c vrai, je m’excuse, j’ai comme qui dirait déraillé (et c pas un jeu de mots :x). Sans rancune. Mes condoléances ^^
– DrTrolilol (@DrTrolilol)


SDF

Quand tu m’as donné cette pièce, je t’ai remercié. Quand tu es repassé, une heure plus tard, j’ai vu dans ton regard le jugement, la déception, et une pointe de dégoût, comme si on t’avait volé. Tu aurais voulu que je m’achète à manger sans doute. Mais je n’avais pas faim. Soif plutôt. Tu avais fait ce geste pour toi plus que pour moi, pour te donner une importance qui te manque peut-être dans ta vie. En choisissant ce que j’aurais dû faire avec ton argent, tu aurais souhaité m’ôter ma seule liberté. Entre nous, ça t’emballerait que ton patron ait un droit de regard sur tes dépenses ? Parfois je me dis que si je dors encore sous les ponts, c’est pour plus voir ta sale gueule de con.


99 euros

Si on parlait ? Allons droit au but. Tu as ce quelque chose que les autres n'ont pas. Tu es naturellement pulpeuse. Ça ne change rien et c'est ça qui change tout. Entre toi et moi... un concert de sensations, la passion de l'excellence, l'énergie au sens propre. Ici commence le plaisir. C'est si bon de faire confiance à une femme. Que ferais-je sans toi ? Moi, je craque tous les jours, tout simplement. C'est ma vraie nature. Sans cœur, nous ne serions que des machines.

(Société Générale / Olympique de Marseille / Nana / Orangina / Canderel / Sheba / Tic Tac / Bridgestone / Areva / Saint Agur / Monique Ranou / Pavé d'Affinois / Banania / Interac / Balisto / Alfa Roméo)


Good Morning, collège

jeune prof au collège
pas de rose sans une épine
vocation d'en saigner

poubelle en fumée
un tir de kalachnikov
la rentrée des classes


Art phallique

le sexe trop petit
il complexe, on l'opéra
la flûte en chantier


Collection Automne-Hiver

Ma femme et ma fille reviennent de leur shopping. Des pulls, des manteaux, des pantalons chauds et des bottes en cuir. Que de la marque, bien sûr. La petite est comme sa mère, aussi accro. Je me dis que ça doit être l'adolescence, la prédominance de l'avoir sur l'être. Ma fille sent rapidement que je ne saisis pas bien toute la pertinence de leurs choix vestimentaires. Elle me taquine, par plaisanterie ou par provocation, sur mon look banal, passe-partout et sans style déterminé. Je la regarde tendrement pour lui annoncer la nouvelle du jour. « La boite va fermer. Plan social. Tu vois que Papa est à la mode. »


Éclipse

Tous les enfants qui ont fait leur premier pas le 21 juillet 1969 doivent terriblement en vouloir à Neil Amstrong de leur avoir volé la vedette. Les distraits parents étaient dans la lune.


Self-defense

Je suis prête. Comme d'habitude. Dès que je sors de chez moi, une bombe lacrymo dans le sac, un poing américain à la main droite. Je surveille constamment mes arrières. Je prends garde de changer de trottoir dès qu'il y a trop de monde. Les écouteurs dans les oreilles, je ne réponds pas aux personnes qui m’abordent. J'évite les coins les plus scabreux. C'est un peu excessif mais j'ai peur d'être agressée. Devant l’inquiétude de mon entourage, pour lequel cela prend trop d’importance, j'ai décidé de voir un psy. Le cabinet est dans les beaux quartiers, le bâtiment est sous vidéosurveillance, les portes sont blindées. J'envie toute cette sécurité. Le psy est petit, la soixantaine, affable. Je pose mon sac, je m'installe confortablement sur le divan, je ferme les yeux. Je n'aurais jamais dû baisser ma vigilance.
 

Chemin disparu

Été à Tokyo. Le ciel est d'un bleu limpide. Appuyé sur la rambarde de la terrasse, je profite de ce moment. Tout est calme. En face de moi, un parc coupé en deux par un petit chemin. D'un côté, un jardin traditionnel fait de rochers, de sable, de statues anciennes, d'un bassin à carpes. De l'autre, des bancs et quelques jeux pour enfants. L'endroit est désert à l'exception d'un petit garçon qui court pour faire décoller son cerf-volant.

harmonie visuelle
l'insouciance enfantine
touchante, pénétrante

Plein de vie, il gesticule telle une marionnette. Son enthousiasme débordant me fait sourire. Je me perds dans mes réflexions d'adulte. Il serait vraiment temps qu'avec Miyuki nous fassions un bébé, un mini nous avec ses yeux à elle. Puis viennent les secousses. Le cerf-volant entame son ascension.

tremblement de terre
le chemin disparu
sa jeune vie avec

Ces images se fixent dans mon esprit tétanisé. Une faille dans le sol et dans mon cœur. De la fumée à l'horizon. Des oiseaux qui fendent le ciel. Des cris, ici et là. Une sirène qui retentit. Le chemin n'existe plus, celui de milliers de personnes a été modifié. Continuer à marcher, inlassablement. Parcours à sens unique.


Enterrement

L’odeur du bitume humide se mélange à la moiteur de l’air. On t’enterre. La lumière semble se teinter de fines particules métalliques, pointillisme de reflets ternes sous les nuages. Des gens aux attitudes contrites et décomposées, si peu là de ton vivant, se la jouent torrent de tristesse. Mon capteur à hypocrisie frétille. Si je m’étais écouté, je ne serais pas venu. Tu connaissais mon opinion sur les enterrements. Mais je ne voulais pas rater ça, leur anéantissement pantomime, leur sourde bassesse, leur désolation forcée et leurs pieds mous foulant mesquinement la terre qui désormais t’entoure. Déplorable séance de théâtre post-mortem à cercueil et guichets fermés.


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